De l’utilité et de l’opportunité du
projet de loi sanctionnant le blanchiment de capitaux et le financement du
terrorisme
Il n’existe pas
de société qui ne soit pas criminogène. En dépit des courants divers qui
traversent la criminologie comme discipline scientifique de la famille des
Sciences Sociales et Humaines, les criminologues sont unanimes à acquiescer à
cette affirmation. La criminalité est donc inhérente à la société. Il y a une
relation dialectique dans le sens classique du terme entre la société et la
criminalité. La société doit se donner
les moyens qui puissent lui permettre de combattre la criminalité dans la
mesure où celle-ci met en péril son existence alors que la criminalité
elle-même doit s’adapter à la dynamique
sociale pour mieux exploiter ses faiblesses. La criminalité est un parasite
dont l’existence est subordonnée à celle
de la société. Cela traduit donc une dynamique permanente de conflit entre la
société et la criminalité, entre l’Etat et les criminels.
Nécessité et utilité
Le blanchiment de capitaux (des avoirs) et le financement du
terrorisme représentent aujourd’hui, parmi tant d’autres, les deux formes de
criminalité qui menacent le plus la stabilité de la grande société occidentale
à laquelle appartient la Première République Nègre du monde, Haïti, notre très
chère patrie. En d’autres termes, nous ne sommes pas insensibles au danger que
font planer le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme sur la
stabilité internationale. D’ailleurs, Haïti, Etat faible, selon la catégorie
utilisée par André Corten, est de loin plus fragile que les Etats-Unis, la
France, l’Allemagne, le Canada, l’Angleterre, la Russie, la Chine, qui,
eux-mêmes, disposent d’un appareillage organisationnel apte à leur permettre de
défendre convenablement leurs concitoyens et leur territoire. Bref, il n’y a
absolument pas de débat sur la nécessité et l’utilité d’un cadre légal
approprié à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du
terrorisme. Nous ne sommes pas en train de mettre en débat le bien-fondé de
l’initiative du Sénateur Jocelerme Privert qui a eu l’intelligence de proposer
au parlement haïtien, institution républicaine à laquelle nous sommes fiers
d’appartenir, ce projet de loi (puisqu’il a été tout d’abord soumis par le
Gouvernement) visant à doter la société haïtienne d’un instrument juridique
indispensable à la lutte contre la criminalité financière organisée. La vision
et les considérations qui caractérisent cette œuvre dépassent largement les
frontières qui sont les nôtres. Evidemment, il convient de faire remarquer que
nous ne sommes pas à notre coup d’essai dans le combat de la communauté
internationale destiné à freiner la criminalité moderne menaçant la stabilité
des Nations et la paix des peuples. D’ailleurs, la loi du 22 août 1912 portant
sur l’extradition, les décrets du 4 février 1980 et du 26 octobre 1983
sanctionnant respectivement la convention pour la prévention et la répression
des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale
y compris les agents diplomatiques et celle pour la répression de la capture
illicite d’aéronefs, le décret du 26
octobre 1983 sanctionnant la convention pour la répression d’actes illicites
dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, le décret du 18 octobre 1984
sanctionnant la convention internationale contre la prise d’otages, le décret
du 4 septembre 1980 ratifiant la
convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de
substances psychotropes, adoptée à Vienne le 19 décembre 1988, le décret du 19
décembre 2000 portant ratification de la convention interaméricaine contre la
corruption signée le 17 octobre 1997, la loi du 21 février 2001 relative au
blanchiment des avoirs provenant du trafic illicite de la drogue et d’autres
infractions graves, le décret du 16 février 2005 ratifiant la convention
interaméricaine contre le terrorisme, adoptée le 3 juin 2002, le décret du 12
mars 2009 sur l’enlèvement, la séquestration et la prise d’otages de personnes,
sont des éléments précis et raisonnables témoignant de l’engagement de la République d’Haïti, membre
fondateur des Nations Unies, aux côtés des Autres dans la lutte incessante pour
la sauvegarde de la stabilité internationale. Ce projet de loi est conforme aux
engagements pris par Haïti auprès des institutions financières internationales
dont la mission consiste à mettre de l’ordre dans les finances de
l’humanité. Cela passe indiscutablement
par la moralisation de la finance internationale. Il s’agit, à ce niveau, pour
Haïti, de mettre le secteur économique et financier à l’abri de l’argent de
provenance illicite. Les institutions économiques et financières, partenaires
d’Haïti, reconnaissent que l’introduction de l’argent sale dans l’économie d’un
pays représente une menace majeure pour la stabilité et la réputation de ses
finances. De plus, le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme
peuvent contribuer à l’effondrement de l’Etat dans la mesure où leur présence
ne fait que l’affaiblir et le discréditer, le déshonorant aux yeux de ses
partenaires internationaux. Bref, une loi sanctionnant le blanchiment de
capitaux et le financement du terrorisme répond à une nécessité patente pour
l’Etat d’Haïti, considéré, à tort ou à raison, comme un mauvais élève à l’école
des finances publiques.
L’opportunité
Le vote d’une loi est une décision politique dans toutes les sociétés
humaines. En matière de décision, en règle générale, il y a, au moins, deux
paramètres qu’il convient de considérer : la nécessité (le besoin) et l’opportunité
(le momentum). Comme nous l’avons déjà fait remarquer, il
n’y a pas de réserve sur la nécessité d’un tel projet. Cependant, son
opportunité reste et demeure la question fondamentale qui doit être débattue
dans un débat national. Le parlement haïtien, institution représentative de la
Nation Haïtienne, a la responsabilité historique et morale d’utiliser sa
proximité avec le pays pour mieux alimenter les discussions à un moment où des
secteurs clés de la vie nationale commencent à exprimer leur appréhension sur
l’opportunité pour Haïti de se doter d’une loi de cette nature et de cette
envergure. Le peuple haïtien continue de porter dans son âme révolutionnaire
les cicatrices des nombreuses violations de la souveraineté nationale résultant
d’un traité bilatéral relatif à la lutte contre le trafic de la drogue paraphé
entre Haïti et le gouvernement américain. En exécution de ce traité, des Haïtiens,
pour la plupart des parlementaires en fonction et grands fonctionnaires de
l’Etat ont été arrêtés sur le sol dessalinien et transportés aux Etats-Unis en
violation de la constitution consacrant le
principe de l’inviolabilité du territoire dans son triple espace terrestre,
aérien et maritime. Théoriquement, le droit international est un droit de
coordination et de coopération. Cependant, dans la réalité, les relations entre
les grands et les Autres sont caractérisées par le déséquilibre total. Est-ce qu’aujourd’hui Haïti, pays occupé,
peut être un partenaire à part entière pour les Nations Unies dans la lutte
contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ? Est-ce
que le vote d’une telle loi ne va pas ouvrir un autre champ encore plus propice
à la manifestation de la domination des étrangers sur Haïti ? Le lecteur avisé, même dépourvu de toute
formation juridique et sans même approfondir l’examen du texte, découvrira que
les vraies motivations de cette loi seraient, entre autres, le transfert de
certaines prérogatives de justice au Pouvoir Exécutif et l’accélération de
l’effacement de la souveraineté nationale. Les articles suivants, parmi tant
d’autres, en témoignent: « Article 4.- Aux fins de la présente loi, on entend par : 1) Acte terroriste : […] iv) Toute acte destiné à provoquer le décès ou
des blessures corporelles, psychologiques graves à une personne ou des
personnes. […]. 5) Gel : l’interdiction de transférer, de convertir,
de céder ou de déplacer des fonds ou autres titres ayant une valeur numéraire
par suite d’une décision prise par autre autorité judiciaire ou par arrêté ministériel, pour une durée
déterminée. Les fonds ou autres titres
gelés restent la propriété de la ou des personnes y détenant des intérêts, au
moment du gel et peuvent continuer d’être administrés par l’institution
financière. […] » « Article
84.- Les personnes recherchées par un
Etat étranger dans le cadre des infractions prévues dans la présente loi ou aux
fins de faire exécuter une peine relative à de telles infractions peuvent faire
l’objet d’extradition. L’extradition
est exécutée conformément aux procédures et aux principes prévus par les
traités d’extradition en vigueur entre l’Etat requérant et la République
d’Haïti, sous réserve des dispositions légales et des garanties
constitutionnelles protégeant les droits des nationaux ».
A notre avis, le parlement doit se garder de s’aventurer dans le vote
de cette loi tant que ces zones d’ombre ne sont pas éclaircies à travers une
vraie consultation nationale. Sur le terrain interne, il y a des mauvais
présages confirmant la volonté de nos dirigeants de faire revenir le pays au
temps des baïonnettes. L’arrestation du député Arnel Bélizaire, les tentatives
de vassalisation du parlement, les attaques répétées contre la presse, la
corruption et le gaspillage des fonds publics, la personnalisation du pouvoir politique,
la distribution d’armes dans la perspective des élections, sont des éléments
symptomatiques d’un retour programmé possible à l’ancien régime. Il y a lieu de
se demander, enfin, si cette loi, dans
l’hypothèse où elle est votée, ne sera pas utilisée par le pouvoir en place
pour tenter de réduire au silence celles et ceux qui se battent pour faire
triompher les valeurs républicaines et démocratiques ?
Le gouvernement haïtien se dit déterminé à faire voter cette loi pour
ne pas être en contravention avec la communauté internationale, en particulier
avec les Etats-Unis d’Amérique. Mais nous
tenons à lui rappeler que dans bien de pays, aux Etats-Unis par exemple, on met
la plupart des projets et propositions de loi en débat dans les universités et
dans les médias avant leur examen et leur vote au parlement. Pourquoi procéderions-nous différemment chez
nous?
Pour toutes ces raisons d’opportunité, nous recommandons vivement et
patriotiquement à nos collègues de la chambre des députés, de surseoir, quant à
présent, à l’examen de ce projet de loi
malheureusement déjà voté et adopté par le Sénat de la République, en attendant
que le débat national, indiqué en la circonstance, vienne clarifier les
appréhensions légitimes et historiques des uns et des autres. De toute manière, ce projet de loi ne passera
pas tel qu’il est. Les Députés du groupe Parlementaires
pour le Renforcement Institutionnel (PRI) et la plupart des membres du
groupe Parlementaires pour la Stabilité
et le Progrès (PSP) qui ont empêché, chacun à sa manière, qu’il fût adopté
à la séance du 14 mars 2013, ne déméritent pas de la Nation.
Sadrac Dieudonné
Avocat, Député du peuple